f. soulié : la librairie à paris (1832)
f. soulié : la librairie à paris (1832)
soulié,
frédéric (1800-1847) : la
librairie à paris,
(1832).
saisie du texte et relecture : j.f. lefebure pour la
collection
électronique de la médiathèque andré
malraux de lisieux (29.ix.2004)
adresse : médiathèque andré malraux, b.p. 27216,
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orthographe et graphie conservées.
texte établi sur un exemplaire (bm lisieux :
nc) de paris ou le livre des
cent-et-un. tome neuvième.- a paris
: chez ladvocat, libraire de s.a.r. le duc d'orléans,
mdcccxxxii.- 415 p.
; 22 cm.
la librairie à paris
par
frédéric soulié
~~~~
pour les esprits curieux de
toutes les faces d'une chose, paris n'est pas seulement dans les
existences qui s'agitent à sa surface, et qui les
premières, appellent la plume, le crayon et le pinceau de
l'artiste. après ses théâtres moribonds soumis au
régime sur-excitant du moyen âge, où les
médecins astrologues mêlaient toujours un peu de sang et
de fiel à leurs noirs médicaments ; après ses
palais dont les drapeaux changent aussi vite que les girouettes ;
après ses prisons si vastes pour le despotisme , si
étroites pour notre liberté ; après ses admirables
hôpitaux où l'on guérit, ses tables d'hôte
où l'on meurt de faim ; après sainte-périne et
l'académie ; après son père lachaise si
élégamment triste, et ses salons d'ambassade si
tristement élégants ; outre ses bourgeois, ses
béotiens, ses grisettes, ses enfants-trouvés, ses filles
à marier, et ses marchands de chiens, toutes choses qui montrent
paris, splendide et boueux, spirituel et ridicule ; au-delà de
tous ces aspects qui se saisissent aisément dans la physionomie
d'un homme ou d'un monument, il y a encore dans paris ses grands
établissements industriels, mécanisme admirable,
organisation musculaire, construction anatomique, toute revêtue
de ce monde tumultueux, de ce monde si bariolé, épiderme
social qu'il faut déchirer pour apprendre ce qui le rend frais
et joyeux ce jour-là, jaune et triste le lendemain, hier plein
de sauté, malade aujourd'hui.
en effet, si vous voulez connaître paris, ce colosse, si
ressemblant à la petite statue de babouc, faite d'or et de fer,
de boue et de diamant, il faut sonder au-delà des traits de sa
face ; car la pensée est dans le cerveau, et la vie est au
coeur. prenons donc d'abord une de ses artères qui portent le
sang aux extrémités, et qu'on nous permette à nous
écrivains de choisir celle qui bat pour nous, celle qui
distribue et fait arriver, notre pensée, notre vie, notre nom
à la surface humaine : la librairie.
si de ce sujet, nous avions voulu faire un article commercial,
indécis comme la balance d'un économiste, ou
rigoureusement faux comme les chiffres d'une statistique, nous aurions
fait un relevé complet des nombreux libraires de la capitale,
nous aurions supposé à chacun une moyenne de produits,
plus une moyenne de vente ; puis appliquant à une moyenne des
gens de lettres, une moyenne de salaire, nous vous aurions
trouvé la moyenne de leur dîner, résultat auquel on
pouvait marcher droit, et qui se trouve assurément entre tabar
et véry, entre vingt sous et vingt francs, avec cette condition
que tabar entre dans la proportion pour le dix-neuf vingtième.
mais le budget consomme tant de millions, il absorbe tant de chiffres
cicéro, gaillarde ou petit-romain, que le caractère
manque à l'imprimerie, et qu'il faut nous en tenir
forcément aux mots de notre langue littéraire.
donc, pour vous montrer ce que nous avons vu, ni plus ni moins, sans
suppositions ni chiffres, suivez nous rue richelieu dans la galerie
bossange, vaste et magnifique établissement, où la
librairie se produit à l'observateur dans tous ses moyens
d'action, dans tous ses principes, et dans toutes ses conditions
d'existence.
et d'abord vous entrez dans une vaste salle carrée avec
d'immenses tablettes qui s'élèvent jusqu'au plafond. dans
cette salle et dans celle qui suit, règne à diverses
hauteurs, légèrement habillée de ses couvertures
imprimées et dans le négligé du brochage, ce qu'on
peut nommer la librairie courante, usuelle. là bossuet,
montesquieu, racine, corneille, pascal, molière, la fontaine,
rousseau, et l'immense voltaire, tout le dix-septième et le
dix-huitième siècle rangés côte à
côte, attendent les ordres de sa maison de sa maison de leipzig
ou de ses correspondants d'angleterre, d'italie, d'espagne, de russie,
d'allemagne et des états-unis. les uns grands in-octavo, sortis
des presses de didot, de fain ou de crapelet, iront occuper la
bibliothèque de bois de cèdre d'un prince tartare, qui se
pâme à zaïre,
et fait couper le nez à son
valet de chambre ; ils pèseront incessamment et sans trouble sur
les tablettes doublées d'acajou, d'un manufacturier limousin,
qui veut que tout soit cossu chez lui ; ou se cacheront dans l'armoire
à rideaux verts déserte d'un jeune amateur qui se monte.
les autres, stéréotypes de didot ou d'herhan, formeront
d'un seul coup et à bon marché, une bibliothèque
complète au campagnard oisif ou à l'étudiant qui
lit.
une bibliothèque à vingt-cinq sous le volume, et qui
tient sur trois planches entre deux croisées, n'est-ce pas toute
l'ambition permise au contribuable que dévorent les centimes
additionnels, et à l'étudiant qui n'a qu'une chambre.
là vous trouvez aussi barnave
de janin, atar-gull de sue, stello de de vigny, la contemporaine, et les chroniques de
buchon, les mémoires de
napoléon et ceux de constant,
le manuel de la bonne compagnie,
et celui du charcutier ;
enfin
tout ce qui s'appelle nouveautés ; les uns publiés par
gosselin, les autres par ladvocat, et m. de jouy publié par
lui-même ! enfin, parmi tous ces ouvrages vous trouverez ce livre
des cent-et-un que vous
lisez, et que vous avez demandé
à votre libraire, qui l'a demandé à m. bossange,
qui l'a demandé à m. ladvocat, d'où il suit qu'il
ne vous arrive que de troisième main, après avoir
laissé un léger bénéfice dans ces mains
intermédiaires ; ceci constitue la librairie de commission.
commerce calme, restreint à de légers
bénéfices et à de petits dangers. c'est la
librairie de la province.
de, ces deux salles (nous sommes toujours chez m. bossange), nous
passons à un troisième magasin. vous y lisez en lettres
romaines placées en frontispice sur la porte d'entrée :
librairie espagnole. a cette annonce, vos yeux
parcourent ce vaste amas
de livres avec une surprise curieuse, mais la surprise augmente encore
lorsqu'au lieu de ces noms sonores et castillans que vous cherchez de
tous côtés, vous trouvez les noms de tout à
l'heure, tous les noms français avec le mot traducido à
la suite de chacun d'eux, mot triste et mendiant, qui se drape dans sa
misère littéraire, comme l'espagnol dans ses guenilles.
et puis à travers bernardin de saint-pierre, fénelon,
ségur et lesage, peintre si original dont les modèles ne
connaissent que la copie, entre châteaubriand et benjamin
constant, vous lisez de loin à loin les vieux noms de lope de
vega, ceux de rojas, solis, avec leurs innombrables canevas
dramatiques,puis cervantes, et son hidalgo
ingenioso, comme il
appelle don quichotte, puis moratin et herrera ; et,pour
représenter tout le siècle actuel, martinez de la rosa,
dont la vie politique le recommande plus peut-être que ses
oeuvres, et melendez, florian espagnol, qui en est encore à la
poésie des prairies et des tourtereaux. noble espagne, où
la littérature est réduite à la liberté du
monologue de figaro ! pauvre espagne, où les questions
théologiques sont seules de mode et dans lesquelles on ne peut
guère toucher à la théologie sans risquer de se
brûler, au moins les doigts.
mais à côté de ces auteurs à oeuvres
régulières et littéraires, voici des masses de
chroniques élaborées à l'ombre des cloîtres.
chaque royaume s'avance avec son histoire chevaleresque et ses romances
épiques, appuyées sur la vaste législature des
cortès, immense collection où dorment les droits de la
nation, ceci c'est la librairie d'importation et de transit à la
fois ; car, après avoir posé à paris, tous ces
livres courent à mexico, et vont se répandre sur ce
nouveau monde, s'arrêtant avec la conquête espagnole,
murmurant au bord du désert les grandes actions du vieux monde
et ses idées de civilisation. avec eux partent, en larges
ballots tous nos livres de chimie, de physique et de médecine,
si indispensables dans un pays sans laboratoires ni
amphithéâtres.
quittons cette terre étrangère ; entrons dans les salons
de la librairie : c'est un beau jour, il descend d'un toit
vitré, il s'épand dans une longue galerie coupée
de panneaux à glaces, rayée de tablettes
étincelantes d'or, de maroquins jaunes, violets, rouges ; de
titres arabesques, gothiques, romains. c'est un jour de gala ; tous les
habits dorés sont dehors. ici, l'oeuvre compte pour rien ; ici
peu importe que l'auteur s'appelle molière ou lachaussée,
corneille ou campistron ; la suprématie appartient à
l'habit ; ici, thouvenin distribue les places, simier donne les grades,
müller et vogel font les supériorités ; là,
pascal rivalise de coquetterie et de nervures avec boufflers ;
l'économe sully resplendit de barriolages, et m. thiers est
grand et doré comme un tambour-major. padeloup, qui fut
grondé par madame de sévigné, pour un
méplat gâté dans la reliure des pensées de
larochefoucauld, et derome, qui fut presque renvoyé par madame
dubarry, pour un filet impur sur une pucelle
de voltaire,
padeloup et derome, ces deux grands artistes du carton et de la
basane, sont surpassés et vaincus ; s'il y avait encore des
turcarets, c'est dans cette galerie qu'ils achèteraient leurs
livrés. ce qui remplace aujourd'hui les traitants dans ce
commerce, ce sont les fêtes, les anniversaires, les premiers
jours de l'an. c'est à cette source que se puisent les beaux
cadeaux des pères à leurs enfants, des grands seigneurs
aux gens qui savent lire, et des princes aux académies. ce qui
surtout resplendit parmi ces livres à larges galons, ce sont les
heures et les missels. un jour de, mariage, on donne à sa future
un livre de messe odorant, soyeux, magnifique, fermé d'or par
odiot, avec un portrait de la vierge, et ce portrait ressemble à
la fiancée.
épigramme ou foi, cette attention est réputée de
bon goût parmi les banquiers et les porteurs de rentes.
récapitulons encore, et disons que ceci est la librairie de luxe
à la portée des sacs d'argent.
au bout de cette longue et splendide galerie, entrons à droite ;
c'est encore une vaste salle, mais simple, mais grave, mais
consciencieuse. ici l'angleterre et l'allemagne, se disputent le
terrain : l' angleterre et ses éditions compactes ; l'allemagne
et ses livres si diffus : là, milton, shakespeare et biron
deviennent des auteurs microscopiques ; là, goëthe et
schiller s'étendent en in-octavo sans fin ; là, se
montrent sur le papier de chine les imperceptibles gravures sur acier
de l'angleterre, merveilleux dessins que la fée mab a
tracés du bout de son doigt ; là, s'étalent les
220 gravures sur pierre de l'immense atlas de l'europe de woerl,
dédié à s. m. louis-philippe, par l'éditeur
herder de fribourg ;
l'atlas des batailles, combats et sièges,
par le major de kausler, en 200 feuilles ; celui du cours du rhin, en
20 feuilles, chef-d'oeuvre de lithographie. ces deux pays nous donnent
bien moins qu'ils ne nous prennent, car la france, trop ignorante ou
trop fière, n'est pas le pays des polyglottes, et cette salle
est le sanctuaire des savants.
après cette pièce si soigneusement
époussetée et si sévèrement entretenue,
quels sont, dans ce taudis, tous ces amas de livres en feuilles
à la barbe jaune et enfumée ou vieillement reliés
? lisez l'étiquette passée dans la ficelle des ballots,
et vous retrouverez les noms de durand, et son histoire du droit
canon ; voici pothier et tout son commentaire ; d'aguesseau et
le
livre qu'il composa dans sa salle à manger en attendant sa femme
qui donnait un dernier coup de main à sa perruque et à
ses mouches ; ceci, c'est la coutume
de paris ; cela, c'est ulpien,
qui fit les institutes, et
plaça théodora, la
maîtresse du comédien hécébole, sur le
trône des césars, malgré le sénat et la loi
sur les courtisanes. où vont tous ces morts ? où va
patru, où va cujas ? c'est le canada qui les demande ; le canada
régi par notre vieux droit français, qui n'est que le
vieux droit romain. québec et montréal les distribueront
à tous leurs habitants, avec la permission des moines, pourvu
qu'on glisse pour eux, en maculatures ou enveloppés, quelques
exemplaires de la guerre des dieux,
de jacques le fataliste, du canapé, ou du parfait cuisinier.
retournons sur nos pas et saluons de l'oeil ces hautes et profondes
colonnes. c'est toute la phalange italienne dont le digne possesseur de
ce bel établissement a expédié un
détachement à madame la duchesse de berry, pour la
soutenir contre l'ennui de la prison.
mais avant de traverser de nouveau cette riche galerie pour entrer dans
le sanctuaire que je garde voilé à tous les yeux, comme
derrière un rideau de fumée, une apothéose de
l'opéra, arrêtez-vous devant ce beau tableau. c'est
molière qui a posé et mignard qui a peint : inclinez-vous
devant la sainte et mélancolique figure du plus sincère
génie de tous les temps. c'est molière que mignard n'a
flatté ni de ses paroles ni de son pinceau. remarquez : au cadre
doré qui maintient la toile, le propriétaire de ce beau
portrait a ajouté un autre cadre : ce sont les plus belles
éditions de molière disposées au bas du
tableau. si jamais je deviens riche, j'achèterai ce portrait
avec son cadre, en regrettant de ne pas avoir eu cette
ingénieuse idée.
et maintenant si vous n'avez jamais frissonné de plaisir
à la vue d'une figurine de cérès heurtée
dans un champ par les charrues sans roues des paysans narbonnais ; si
le sacristain de la cathédrale de gap vous a permis de coiffer
le casque du maréchal de tallard, et que vous n'en ayez pas
pleuré de joie ; si vous n'avez jamais été
tenté de voler la bague de votre ami, parce qu'elle
représente un asdrubal avec la boucle d'oreille carthaginoise,
ne me suivez pas dans le sanctuaire où je vais entrer : odi
profanum vulgus et arceo. mais vous vous dites amateur ? je veux
le
croire. déployez donc sur ce vaste pupitre ce vaste
antiphonarium à l'usage des chanoines
réguliers de
sainte-croix. n'en tournez pas si vite les immenses feuillets de
vélin ; voyez serpenter ces miniatures déliées,
étincelantes, capricieuses ; voyez ces singes insolents, ces
oiseaux splendides, ces roses pourpres et ces filets d'or vagabonds,
arabesques plus suaves que les plus légères dentelures de
l'alhambra. vous ne jetez qu'un regard à ce d capital ; un moine
a passé deux ans à le peindre. venez donc à ce
ceremoniale romanum ; l'évêque
calderini mit en gage les
vases sacrés de son église chez un juif de
ceneta pour faire achever ce magnifique manuscrit.
celui-ci relié en vert, c'est l'ordo
breviarii romani : ne le
touchez qu'avec respect, il sort du vatican, il a été
bénit par le pape : baisez-le humblement à défaut
de sa mule, qui n'est pas si propre.
en allant de ces manuscrits colosses à ces colosses
imprimés, faites un pas vers ces roses de redouté :
prenez garde, cet exemplaire a été colorié et
signé par l'auteur ; il est d'un prix inestimable. ces neuf
volumes in-folio avec leurs dos de maroquin rouge, c'est shakespeare,
c'est l'édition monumentale de stevens. a ce texte si
pompeusement imprimé, l'admiration anglaise a joint cent
quatre-vingt-treize gravures, toutes puisées dans les drames du
poète ; cent quatre-vingt-treize gravures sur grand
jésus, où ont été dépensées
pour chacune, la composition d'un vaste tableau et l'admirable et
patiente gravure des premiers artistes anglais ! hommage magnifique que
shakespeare a obtenu avec une place à westminster et qu'attend
molière dans sa tombe de cent écus. mais ce que
l'impression et la miniature ont produit sans doute de plus prodigieux,
c'est cet exemplaire du couronnement de george iv. toutes les figures y
sont des portraits, tous les costumes d'une fidélité
scrupuleuse ; chaque lettre est en or ; il a fallu faire une machine
pour imprimer ce texte, du papier particulier pour le recevoir. le
portrait du duc devonshire, peint sur satin, repose sous ses armoiries
incrustées de rubis et de perles fines par un
procédé nouveau. c'est un livre de rois ou de banquiers
anglais ; il est bien beau pour la france d'en posséder un
exemplaire. ceci est la librairie d'art, la librairie des bibliomanes,
la librairie passionnée ; la sainte et religieuse librairie.
ce que 1'on ne trouve pas dans cet établissement c'est, à
proprement parler, la librairie éditante, la librairie de
ladvocat, que ladvocat à poussée jusqu'à ses
colonnes d'hercule, cette librairie qui marche, flanquée de
prospectus, de larges affiches ; adroite, audacieuse, saluant le
public, lui mettant le titre d'un livre sous les yeux, à toutes
les heures, dans tous les endroits, sur sa porte, dans son journal, au
spectacle, à la bourse, sous sa serviette, partout. livre des cent-et-un, souscription
littéraire, honorable pour ceux qui
l'ont faite, honorable pour celui qui la mérite, vous serez un
monument durable de l'appui généreux prêté
par la littérature à l'éditeur qui lui a beaucoup
donné. quant à moi, si j'osais, je proposerais de mettre
au frontispice de ce livre, véritable panthéon au petit
pied de tout ce qui pose en espérance
d'immortalité, cette inscription si belle et qui dort quelque
part, sans destination, inutile, détrônée et
déja toute rouillée : au
libraire ladvocat la
littérature reconnaissante. le texte me paraît
suffisamment changé pour qu'on ne puisse m'accuser de plagiat;
et d'ailleurs je m'engage à le rendre aux premiers grands hommes
que je rencontrerai, s'ils s'avisaient de le réclamer.
cette librairie a besoin de toute la science du diplomate, de toute
l'observation du moraliste, de tout le tact de l'homme du monde. il y a
telle circonstance politique où un ukase de l'empereur de russie
tuerait la publication d'un livre excellent, une note de m. de
metternich peut éteindre une gloire prête à
naître, et je sais des in-octavo qui, de peur de la concurrence,
ont attendu quinze mois la solution de la conférence de londres,
et qui sont encore inconnus. ajoutons que si l'on doit très bien
connaître l'état de l'europe, il ne faut pas être
moins habile à sonder les dispositions du public. en certaines
occasions il veut être frappé de quelque production
originale, neuve, bizarre ; d'autres fois on peut impunément
épuiser sa curiosité pour un sujet ou son goût pour
un genre. la passion des mémoires commencée à ceux
de madame de genlis, ardente pour ceux de la contemporaine,
dévergondée pour tant d'autres, encore puissante pour
ceux de m. a. bourienne, doit être bien près de s'apaiser,
et peut-être se montrerait-elle froide pour quelque nouvelle
publication. mais combien d'aliments n'a-t-elle pas
dévorés avant de se sentir rassasiée !
mémoires des maîtresses des rois, mémoires de
valets de chambre, mémoires de savants, mémoires de
voleurs ; comme le glouton de la fontaine, elle a tout absorbé
et s'est fait rapporter la tête de l'esturgeon. le moyen
âge a aussi retrouvé, pendant quelques beaux jours, ses
lais et ses ballades cruellement délaissés depuis quelque
temps. aujourd'hui le roman historique ou, pour mieux parler,
l'histoire enromancée, vieille expression oubliée qui va
si bien à ce genre de littérature, ce roman ou cette
histoire, comme on voudra, règne despotiquement. l'art du
libraire-éditeur est de savoir l'heure où commencent ces
besoins et l'heure où ils finissent. son génie est
quelquefois de les faire naître ; son talent est de les
exploiter. il faut encore au libraire de la littérature vivante,
ce tact qui devine les hommes, cette hardiesse qui s'en empare ; et
quand il a fait quelques conquêtes précieuses sur ses
rivaux, dans ses vastes magasins où se trouvent tant
d'amours-propres debout, plume au vent, tout prêts à la
croiser entre eux, l'éditeur doit tenir pour tous une balance
exacte en apparence et prête à pencher pour chacun en
particulier. l'adresse d'un ministre serait quelquefois bien
embarrassée dans le salon d'un libraire.
n'oublions pas que dans son immense exploitation, cette librairie se
divise en parties bien distinctes et qui ne se confondent presque
jamais dans la même main. entre tous les éditeurs qui
créent des livres, les uns font voler leurs capitaux de
pamphlets en pamphlets qui n'ont que quinze jours d'existence ;
d'autres consacrent des fonds considérables à ces oeuvres
immenses, à ces collections énormes qui dureront de
longues années. les sciences et l'art militaire constituent une
librairie à part, patiente, et dispendieuse, et dont les
relations, bornées aux hommes spéciaux, ont presque la
sûreté de l'algèbre et les règles de la
statique.
la plus difficile, à coup sûr, c'est la librairie purement
littéraire : celle-là doit savoir payer la valeur d'un
nom, et calculer le piquant d'un anonyme ; celle-là parle
à m. de châteaubriand à lamartine et à...
moi, si vous voulez, pour ne blesser aucun de mes confrères en
les mettant au pied du contraste.
et comme m. bossange, chez qui je vous ai conduit, me racontait les
soins innombrables qu'il faut pour cette librairie de jeune homme, pour
cette librairie d'action et de combat ; comme il me racontait la visite
aux journalistes, les soucis du titre, les délibérations
sur la teinte de la couverture et la grande question des blancs ; dans
un endroit obscur de ses grands magasins, j'aperçus un petit
paquet informe, commun, que je vis parce que je le vis, car il
n'appelait en rien le regard. je lui demandai quel était le
paquet : il sourit à ma question. qui peut connaître les
rapports de l'intelligence et de la matière, la divination de la
curiosité ? ma simple question était
une question importante ; ce petit paquet était le grand secret
de la librairie. croyez-moi, l'histoire en est admirable ; elle est
triste, divertissante, politique, commerciale, littéraire,
financière et burlesque ; c'est une histoire à faire
réfléchir le conseil des ministres, à faire
pâlir d'effroi les plus hautes notabilités
littéraires et à vous faire pouffer de rire. enfin elle
est sublime : mais je ne vous la raconterai pas. elle est pourtant bien
drôle. là, entre nous, sans que personne en sache rien,
vous ne la redirez pas, je vous en prie ; voici l'histoire.
action. en 1812, l'empereur voulant ouvrir
à travers son
système continental quelques issues au commerce, et se procurer
quelques droits extraordinaires de douanes, inventa le système
des licences. ce système qui, entre autres objets
manufacturés, admettait principalement la librairie, consistait
en ceci : on exportait en angleterre pour un million de volumes, je
suppose, et l'on pouvait réimporter pour pareille somme des
denrées coloniales : qu'arrivait-il ? c'est qu'on chargeait
à bord du navire et au prix de publication des livres devenus
sans valeur dans le commerce, et qu'on ramenait des denrées qui,
à leur arrivée en france, quintuplaient du prix de leur
achat. dès lors le plus grand bénéfice, le seul
même à faire, se trouvait pour le porteur de licence, non
pas dans l'exportation, mais dans l'importation. rappelons-nous que le
café acheté douze sous à liverpool valait six
francs à paris, et l'on conçoit les gains immenses
qui ont dû résulter de ces opérations ; mais
que l'on se rappelle encore que l'admission de nos livres était
presque prohibée en angleterre par des droits énormes de
douanes, qui en eussent rendu la vente impossible, et l'on concevra
encore comment il se faisait que nos porteurs de licences, qui ne
calculaient leur bénéfice que sur le retour de leurs
vaisseaux, jetassent tous leurs livres à la mer dès
qu'ils étaient à quelques lieues des côtes de
france.
question commerciale. de ce fait et des
déconfitures
périodiques dont la librairie est affectée tous les
quinze ans à peu près depuis 89, que résulte-t-il
? c’est que ses productions ont presque toujours dépassé
de deux tiers sa consommation possible. c'est que si la catastrophe
inévitable de mil huit cent douze a été
épargnée au commerce, c'est parce que ce mode
d'écoulement aquatique a absorbé pour plus de vingt-un
millions de librairie, et mis en valeur ce qui en est
resté aux
magasins de france. c'est que la débâcle de la librairie,
depuis l'an 1830, ne tient pas seulement à la révolution
de juillet, mais au vice propre de ce commerce, à sa production
excessive, à son trop plein arrivé alors à son
apogée, et qui a rencontré la révolution comme
accident déterminant, et non pas comme principe unique. une
absorption, en quelque chose semblable à celle des licences, a
eu lieu vis-à-vis de la librairie : c'est le prêt sur
gages fait par le gouvernement ; et s'il n'a pu prévenir les
faillites, il a du moins favorisé la reprise des affaires. mais
s'il arrive que l'état, au lieu de garder ces livres et de les
répandre dans les bibliothèques nationales, veuille les
rendre au commerce, soit en les vendant à la rame, soit
autrement, il est certain qu'il replacera la librairie dans
l'état où elle était il y a deux ans, et rendra
une nouvelle catastrophe inévitable. ceci regarde le conseil des
ministres et vaut la peine qu'on y pense.
question litteraire. - mais tous ces livres
noyés, jetés
à la mer, étaient sans doute de vieux ouvrages
oubliés ou inconnus ? c'était l'histoire de dom
vaissette, ou celle du père d'orléans...
- quelquefois… mais le plus souvent, les requins ont avalé la
littérature impériale dont le public ne s'est pas si
ardemment repu que veulent bien le dire quelques auteurs.
- quoi ! ces bons littérateurs qui ne savent que
répéter qu'on a voulu détrôner corneille et
molière ? infame calomnie ! ces fameux mainteneurs du bon
goût ; quoi, dévorés par des requins !
- oui, vraiment.
- oh !laissez-moi, voir ces petites cartes étiquetées,
où sont tous les noms.
- je ne puis ; il y en a qui vivent d'avoir été
noyés, qui se promènent le front haut, la perruque sur
l'oreille. je ne puis. mais que faites-vous ? vous m'avez, soustrait
une de mes cartes ; c'est mal, je ne puis permettre.
- laissez donc, il est mort!! o mes amis, mes jeunes camarades dont on
rit en vous bafouant du succès de vos devanciers, auteurs
dramatiques, dont l'éditeur se plaint de ne pouvoir
épuiser l'édition : voici le succès, voici la
gloire, voici la fortune ; la mer s'entr'ouvre : vlan, deux mille
exemplaires de l'alcade de molorido, dont le
théâtre-français est embarrassé de trouver
des exemplaires ; vlan, mille du collatéral,
vlan, deux mille
du mari ambitieux ; vlan,
vlan, vlan, à l'eau, à l'eau duhaucourt, à l'eau les ricochets, ,à l'eau
médiocre et rampant, monsieur musard le cousin de tout le
monde, à l'eau tout picard !
- assez ! assez !
- mais, celui-ci, il est encore mort ?
- c'est un nom fort respecté.
- et sans doute fort respectable, un beau et noble talent un homme
vertueux comme picard, car il s'appelle delille, et personne n'oserait
leur contester tous ces titres ; mais il s'agit de chiffres ; oh !
voyons, voyons !! noyez-vous, géorgiques
, poëme de
l'imagination. voici les trois règnes penchés
au
sabord et livrés aux poissons ; l'énéide, la
grande énéide
elle-même tombe dans le gouffre ;
la mer s'en émeut, et le grand orage de virgile, le grand orage
de delille, se trouvent face à face avec la nature, et
l'océan béant et riant à gorge
déployée fouette le livre, le lacère, le disperse,
le fond, l'anéantit, et il ne reste plus à la surface que
cette phrase qu'on m'a tant répétée : - nous
autres, dans notre temps, nous nous vendions à six mille
exemplaires !! - voyons celui-ci ?...
- ah ! n'allons pas plus loin ; celui-ci dort à l'
académie, ne l' éveillez pas ; et cet autre est devenu un
homme politique.
- ne s'est-il pas vanté quelque part d'avoir mis dans le
commerce pour un million et demi de ses ouvrages ? voyons la facture de
la noyade.
- douze cent mille francs !
- ce petit-là, c'est un ouvrage d'art, il a coûté
six cent mille francs à établir... combien en a notre
maison de commerce salée?
- pour cinq cent mille francs.
- et ce grand ?
- pas davantage. nous n'irons plus loin.
croyez que ceci tient beaucoup plus aux faux calculs des
éditeurs qu'à l'amour-propre des gens de lettres ; et si
vous étiez tenté de parler trop, n'oubliez pas, mon jeune
ami, que les secrets du quai, de l'épicier et du pilon, ne sont
pas plus impénétrables que ceux de l'océan.
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f. soulié : la librairie à paris (1832) Précédent 326 Précédent 325 Précédent 324 Précédent 323 Précédent 322 Précédent 321 Précédent 320 Précédent 319 Précédent 318 Précédent 317 Précédent 316 Précédent 315 Précédent 314 Précédent 313 Précédent 312 Précédent 311 Précédent 310 Précédent 309 Précédent 308 Précédent 307 Précédent 306 Précédent 305 Précédent 304 Précédent 303 Précédent 302 Précédent 301 Précédent 300 Précédent 299 Précédent 298 Précédent 297 Suivant 328 Suivant 329 Suivant 330 Suivant 331 Suivant 332 Suivant 333 Suivant 334 Suivant 335 Suivant 336 Suivant 337 Suivant 338 Suivant 339 Suivant 340 Suivant 341 Suivant 342 Suivant 343 Suivant 344 Suivant 345 Suivant 346 Suivant 347 Suivant 348 Suivant 349 Suivant 350 Suivant 351 Suivant 352 Suivant 353 Suivant 354 Suivant 355 Suivant 356 Suivant 357